Entretien avec Yannick Imbert – Croire, expliquer, vivre


- Virginie Lutete
- 16 Mai 2025
1. Peux-tu te présenter ?
Je suis Yannick Imbert, professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin, à Aix-en-Provence, près de Marseille. J’enseigne depuis une quinzaine d’années, principalement l’apologétique, ainsi que quelques cours d’histoire et d’éthique. Je suis également spécialiste des œuvres de Tolkien, l’auteur du Seigneur des Anneaux.
2. Qu’est-ce que l’apologétique ?
On pourrait dire, en quelques mots, que l’apologétique est l’art de présenter et de défendre la foi chrétienne. C’est expliquer ce que je crois et pourquoi, et répondre aux questions ou aux objections que les gens peuvent avoir à propos de la foi. C’est en quelque sorte ce que l’on retrouve dans le verset classique de l’apologétique dans le Nouveau Testament, 1 Pierre 3.15 : « Dans votre cœur, reconnaissez le Seigneur, c’est-à-dire Christ, comme saint ; si l’on vous demande de justifier votre espérance, soyez toujours prêts à la défendre. » C’est l’un des versets clés qui exprime bien cette dimension d’exposer et de défendre sa foi.
3. Est-ce que, d’une certaine manière, chaque chrétien est un peu apologète ?
Je pense que oui, d’une certaine façon, tout chrétien est appelé à être apologète. D’ailleurs, le verset que je viens de citer le montre bien : Pierre ne s’adresse pas uniquement à des pasteurs, des étudiants en théologie ou des théologiens, mais à toute l’Église. Il invite chacun à être toujours prêt à rendre compte de l’espérance qui est en lui. Cela implique que nous devrions tous être capables d’expliquer les raisons de notre espérance, qui est Jésus-Christ. Ainsi, nous devrions, dans l’Église, encourager chaque croyant à développer cette capacité. Le contexte de Pierre évoque une réponse à une question posée, que ce soit par un ami, un voisin ou un collègue non chrétien. On n’est pas ici uniquement dans une démarche proactive d’évangélisation, mais dans une attitude de témoignage prêt à répondre.
4. Peux-tu nous expliquer ce qu’est une vision du monde ? Quelle est celle du chrétien ?
Une vision du monde, c’est la manière dont je perçois et vis dans le monde. C’est un constat simple : nous avons tous des façons différentes de voir la vie, fondées sur ce que nous croyons au sujet de Dieu, ou de son absence, sur ce que nous pensons de l’être humain, sur la question du but ou de l’absence de but, etc. C’est aussi personnel que ma manière de me situer par rapport aux autres ou mes convictions morales. La vision du monde, c’est ce qui habite mon cœur et qui colore toute ma vie.
Pour expliquer cette notion, on utilise souvent trois images :
- La carte : elle me permet de naviguer dans ma vie quotidienne, de fixer des priorités et de faire des choix en conséquence.
- Le programme : mes convictions fortes sur Dieu, la vérité, le bien ou le mal guident mes décisions.
- Les lunettes : c’est ce qui me donne une certaine image du monde et teinte ma perception du quotidien, en fonction de ce qui habite mon cœur.
La vision du monde, c’est finalement l’image biblique du cœur : ce qui motive et oriente toute ma vie. Pour le chrétien, ce qui est au centre du cœur, c’est Jésus-Christ. Plus largement encore, c’est le Dieu trinitaire, Père, Fils, Saint-Esprit, manifesté en Christ, qui nous accorde sa grâce. Le chrétien a pour vocation de le rendre visible sur Terre, d’accomplir le mandat missionnaire consistant à faire connaître Christ, en étant disciple de Christ.
La vision du monde chrétienne s’exprime à travers ce cœur transformé par Christ, qui transforme toute la vie. C’est un long chemin d’apprentissage pour devenir davantage disciple de Christ, à son image, ce qui réorganise en profondeur nos priorités. Quand on devient chrétien, on apprend à replacer Dieu au centre, là où certaines choses avaient peut-être pris une place excessive ou inappropriée.
La vision du monde chrétienne n’est pas figée, mais en évolution permanente. Elle est appelée à se recentrer toujours sur l’Écriture, à progresser, à s’affiner, en se conformant de plus en plus à la Parole.
5. Y a-t-il une méthode pour partager notre vision du monde avec des non-croyants ?
Oui, à condition d’entendre par « méthode » des principes et non une recette qui fonctionnerait à tous les coups. Car chacun sait, en ayant déjà partagé sa foi, que cela ne fonctionne jamais de la même manière.
Mais il existe bien des principes qui peuvent nous aider, et je les résumerais en trois verbes : écouter, comprendre, répondre.
Il faut d’abord écouter ce que croit l’autre. Si je me contente de répéter un discours tout prêt, peut-être que Dieu agira malgré tout, mais ma responsabilité est d’écouter l’autre, de comprendre ce qu’il croit, pour ensuite lui répondre et expliquer ma foi. L’écoute est essentielle dans l’approche apologétique, car l’Évangile s’adresse à chacun personnellement.
Pour être pertinent, je dois comprendre ce que vit la personne : si elle est athée, pourquoi ? Si elle se dit indifférente à la question de Dieu – ce qu’on appelle l’apathéisme – pourquoi ? Il y a toujours une raison derrière, et il faut la comprendre pour pouvoir y répondre.
6. Comment la foi répond-elle aux philosophies ?
La foi chrétienne répond aux philosophies de deux manières. D’une part, elle a toujours un aspect subversif : elle ne valide jamais totalement une philosophie, mais la remet en question, parfois de manière radicale, parfois de manière plus nuancée selon les courants philosophiques.
D’autre part, concernant la vérité, la foi chrétienne affirme quelque chose de similaire à certaines philosophies, mais en les renversant : elle affirme que toutes les vérités ne se valent pas et que la science n’est pas le seul moyen d’accéder à la vérité. En même temps, elle répond positivement aux philosophies car elles expriment des désirs humains légitimes. Même les philosophies relativistes cherchent quelque chose : certaines visent la vérité, d’autres la connaissance, d’autres encore le bien ou le mal. À chacune, la foi chrétienne répond en montrant comment obtenir réellement ce que la philosophie recherche, mais d’une manière différente.
Dans ce sens, la foi chrétienne accomplit la philosophie, mais d’une façon subversive, car elle donne à la philosophie ce qu’elle cherche tout en bouleversant ses catégories. Il en est de même pour la vérité : pour la foi chrétienne, la vérité, c’est le Seigneur Jésus-Christ.
7. Comment présenter la foi dans notre culture actuelle ?
En un sens, cela rejoint ce que j’ai déjà évoqué avec les trois verbes : écouter, comprendre, répondre. Mais j’ajouterais qu’il est essentiel de ne pas négliger l’influence de la culture populaire – films, séries, art – sur nos contemporains.
Souvent, les chrétiens se concentrent uniquement sur les idées, la philosophie, et oublient que nos contemporains sont aussi façonnés par ce qu’ils regardent, entendent, voient. J’ai beaucoup travaillé dans ce qu’on appelle l’apologétique culturelle, qui consiste à présenter la foi à travers la culture populaire. Avec un ami, nous avons animé un blog d’apologétique culturelle appelé « Visio Mundus » (le site est aujourd’hui hors ligne, mais nous travaillons à en récupérer les archives).
Toute culture véhicule une vision du monde et influence notre manière de croire, que ce soit en Dieu ou en autre chose. Il est donc crucial d’identifier ce qui façonne notre société.
Personnellement, je suis frappé par la manière dont les séries télévisées abordent des sujets comme le genre ou l’identité, souvent de façon implicite, à travers des histoires et des personnages. Sur plusieurs saisons, ces séries habituent le spectateur à une certaine vision du monde, bien plus que ne le ferait un film de deux heures.
Il faut donc apprendre à voir et comprendre comment la culture influence nos modes de vie, et se demander comment présenter notre foi dans ce contexte. Je pense aussi qu’il y a un travail d’imagination à faire en apologétique. Peut-être est-ce mon héritage de Tolkien et de la fantasy, mais si notre foi n’impacte pas autant le monde, c’est peut-être parce que nous n’arrivons pas à imaginer ce qu’est véritablement la foi chrétienne, ni à la rendre désirable. Le psalmiste dit : « Goûtez et voyez combien l’Éternel est bon ». Nos contemporains raisonnent beaucoup par imagination et désir : à nous de leur proposer une image d’un monde désirable, tout en restant honnêtes sur les difficultés, car vivre la foi chrétienne comporte aussi ses luttes, ses souffrances.
8. Pourquoi la foi chrétienne plutôt qu’une autre religion ? Comment la défendre face aux autres religions ?
C’est une question à la fois centrale et difficile. Je dirais, de manière synthétique, que la foi chrétienne est unique en ce qu’elle réussit à unir ce que beaucoup d’autres religions séparent, par exemple les œuvres et la grâce. Dans certaines religions, lorsqu’il est question de salut – ce qui n’est pas toujours le cas –, le salut est souvent lié à ce que l’on fait. D’autres donnent l’impression que le salut est un peu arbitraire, sans que l’on sache vraiment comment y accéder.
La foi chrétienne, elle, unit les œuvres et la grâce, Dieu et l’homme, sans les confondre ni les séparer radicalement. Certaines religions mettent surtout l’accent sur Dieu, d’autres sur l’homme, mais la foi chrétienne parvient à maintenir la tension entre responsabilité humaine et liberté, justice et pardon, compassion et sainteté, communion entre les hommes.
Pour moi, c’est l’Évangile qui permet cela. Il maintient Dieu et l’homme en relation sans les fusionner ni les opposer. Ce qui est unique dans la foi chrétienne, c’est sa dimension trinitaire : Père, Fils et Saint-Esprit, trois personnes, un seul Dieu. Trois personnes distinctes mais inséparables, unies sans division, et cela change radicalement la compréhension de Dieu par rapport à toutes les autres religions.
Pour défendre cela face aux autres religions, il est essentiel de bien comprendre ce que ces religions promettent et la manière dont elles prétendent l’accomplir. Toutes les religions promettent quelque chose à l’homme, mais ce n’est pas toujours la vie éternelle. Par exemple, dans l’image occidentale que nous avons du bouddhisme, ce qui est mis en avant, c’est la paix intérieure – je précise bien « l’image occidentale », car je ne suis pas sûr que ce soit vraiment représentatif du bouddhisme en tant que tel.
Dans un contexte bouddhiste occidental, il faudrait montrer que rechercher la paix intérieure par soi-même est en réalité impossible. À ma connaissance, le bouddhisme ne propose pas d’aide extérieure : c’est à vous de pratiquer certaines disciplines pour y parvenir. Il est important de faire comprendre que si ce que promet la religion est désirable – ici, la paix intérieure –, elle ne peut pas réellement le donner, tandis que la foi chrétienne le peut, mais d’une manière différente, plus profonde et radicale.
Et puis, on ne vient pas tous à Christ pour les mêmes raisons : certains ont été confrontés à la réalité de leur péché, d’autres cherchaient le bonheur ou la paix, et ont découvert que ces choses se trouvent en Christ. C’est aussi dans cette perspective qu’il faut présenter l’Évangile : identifier ce que cherche la personne, quelle que soit sa religion, et lui montrer comment la foi chrétienne répond à cette attente.
9. Quel est le rôle de l’Église dans l’apologétique ?
Le rôle de l’Église dans l’apologétique est, à mon avis, essentiel, mais souvent sous-estimé. L’Église devrait être le lieu par excellence de découverte des dons et des vocations. On l’a dit plus haut : tout chrétien est appelé à être apologète, mais tout le monde n’a pas la même vocation ni les mêmes dons pour présenter et défendre la foi chrétienne.
Certains sont évangélistes ou ont un don particulier pour l’apologétique : c’est en Église que ces vocations doivent être reconnues, discernées, et encouragées. Cela peut passer par une reconnaissance publique d’un ministère, des cultes de reconnaissance, ou encore des temps de prière réguliers pour ces ministères.
De plus, l’Église n’est pas seulement ma communauté locale ici et maintenant : c’est aussi l’Église universelle, celle qui m’a précédé. Il ne faut pas se couper de cette dimension historique. Certaines grandes questions, comme « pourquoi le mal si Dieu existe ? », ou « comment Dieu peut-il être juste et amour à la fois ? », sont posées depuis des siècles. Ignorer cette dimension, c’est risquer de réinventer des réponses déjà élaborées par les générations précédentes.
Enfin, je pense qu’il serait utile de créer des communautés d’apologètes, pas forcément au sein d’une seule Église locale, mais en inter-Église, ou dans une union d’Églises, ou même au niveau régional. Cela permettrait aux personnes engagées dans l’apologétique et l’évangélisation de partager leurs expériences, leurs questions, leurs échecs et leurs réussites, et d’encourager l’ensemble de l’Église en proposant des formations adaptées.
10. Quels ouvrages recommanderais-tu à nos lecteurs pour se familiariser avec l’apologétique ?
J’aime beaucoup le tout premier livre de Tim Keller, publié aux éditions Clé, intitulé La raison est pour Dieu. Il existe aussi Dieu, le débat essentiel, mais je recommande plutôt le premier, car il est plus court et plus accessible. Le second est un peu plus philosophique et peut être moins facile d’accès.
Pour ceux qui veulent aller plus loin, je recommande Jeter des ponts d’Alister McGrath, qui utilise l’image de la construction de ponts vers l’autre.
Pour une approche plus pratique, Croire et Vivre a publié plusieurs numéros spéciaux sur l’apologétique, notamment les numéros 58 et 59, si je ne me trompe pas. On y trouve des articles courts et simples, par exemple : « Les chrétiens sont-ils des hypocrites ? », où la réponse est donnée en 400 mots. C’est une bonne ressource, car beaucoup de questions du quotidien y sont abordées de manière claire et rapide.
Enfin, je me permets de mentionner mon propre livre, Croire, expliquer, vivre. Il n’y a pas encore beaucoup de professeurs d’apologétique dans le monde francophone, et donc peu de livres d’introduction à l’apologétique écrits par des francophones pour des francophones. C’est un appel à tous les apologètes à écrire, car nous avons besoin de plus de ressources.
Il y a aussi des cours à la Faculté Jean Calvin, disponibles à la carte et à distance.